Déménagement d’un salarié éloigné de son lieu de travail : l’étau se resserre

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Une étude de l’ANDRH, réalisée auprès de 270 décideurs RH en juin 2021, a révélé que 30% des DRH étaient confrontés à des situations de déménagement de collaborateurs durant la période de crise sanitaire.

Juridiquement, aucune disposition légale ne vient limiter la liberté de fixation de son domicile par le salarié.

Au contraire, cette liberté est protégée par plusieurs dispositions fondamentales : à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et à l’article 9 du Code civil, s’est ajoutée en 2014 la liste des discriminations visée à l’article L. 1132-1 du Code du travail. En effet, cet article vise désormais le lieu de résidence, au côté des opinions politiques, des convictions religieuses ou encore de la situation de famille.

Par ailleurs, la jurisprudence, abondante en la matière, rappelle constamment que « toute personne dispose de la liberté de choisir son domicile » et utilise en cette matière, outre ceux déjà mentionnés, l’article L. 1121-1 du Code du travail – à savoir les libertés individuelles auxquelles l’employeur ne peut apporter des restrictions qui « ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ».

 L’étendue de cette liberté dont bénéficie le salarié est néanmoins réinterrogée par la généralisation du télétravail et la situation nouvelle d’un lieu de domicile potentiellement très éloignée du siège social ou l’établissement.

Car cette situation entraine des enjeux multiples et de différente nature : humains et organisationnels, bien sûr, mais également financiers et juridiques. Les premiers litiges apparaissent et deux arrêts récents, rendus les 9 et 10 mars 2022 respectivement par les cours d’appel de Versailles et Rennes, en témoignent.

  •       Un employeur serait en droit de licencier un salarié ayant fait le choix de déménager loin de son lieu de travail, en application de l’obligation de sécurité

Dans son arrêt du 10 mars dernier (n°20/02208), la Cour d’appel de Versailles s’est prononcée sur le licenciement d’un salarié, responsable support technique, qui avait fait le choix de déménager en Bretagne, à 450 kilomètres de son lieu de travail localisé en région parisienne.

La société affirmait être dans l’incapacité d’assurer son obligation en matière de santé et de sécurité en raison de l’éloignement du salarié et des déplacements professionnels induits par ce déménagement. Face au refus du salarié d’établir de nouveau son domicile en région parisienne, elle a alors décidé de procéder à son licenciement pour cause réelle et sérieuse.

Le Conseil de prud’hommes de Saint-Germain-en-Laye, puis la Cour d’appel de Versailles, ont validé ce raisonnement. La Cour considère ainsi que le salarié a commis une faute en refusant de revenir habiter à proximité du siège de l’entreprise – alors même que le contrat ne contenait pas de restriction sur le lieu de résidence, que le salarié indiquait disposer d’un pied à terre chez son fils en Seine-et-Marne et enfin que le salarié justifiait ne pas avoir été en retard.

C’est au visa de l’article L. 4121-1 du Code du travail relatif à l’obligation de sécurité incombant à l’employeur, mais également au visa de l’article L. 4122-1 du Code du travail tenant à l’obligation de sécurité à laquelle sont tenus les salariés (« il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ») que la Cour considère que la distance excessive entre le domicile et le lieu de travail du salarié « ne p[eut] être acceptée par l’employeur » et que la faute du salarié est dès lors caractérisée.

La Cour ajoute que l’employeur est tenu de veiller au repos quotidien du salarié et à l’équilibre entre sa vie familiale et sa vie professionnelle dans le cadre de la convention de forfait annuel en jours à laquelle il était soumis.

Cette solution peut être mise en perspective avec un arrêt rendu quasi-concomitamment par la Cour de cassation, au visa des mêmes articles (L. 4121-1 et L.4121-2), en matière d’application de la charge de travail. La Cour rappelle qu’en vertu de ces dispositions légales, l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, et juge nécessaire de sanctionner un employeur en réparation du préjudice subi par le salarié, si le premier n’a pas « pris les dispositions nécessaires de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail du salarié restaient raisonnables et assuraient une bonne répartition dans le temps du travail et donc à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié » (Cass. Soc. 2 mars 2022, n°20-16.683).

C’est bien cette obligation essentielle de préservation de la santé et de la sécurité du salarié, qui pèse de plus en plus lourdement sur l’employeur, qui vient percuter cette liberté fondamentale du choix du domicile personnel et familial. En soupesant ces deux principes, la Cour d’appel de Versailles a en l’espèce jugé qu’un licenciement constituait une atteinte   proportionnée à cette liberté.

La Cour d’appel ouvre ainsi une brèche pour les employeurs qui se retrouvent victimes d’un déménagement lointain résultant d’un choix de pure convenance personnelle.

•       Les frais de déplacement entre le domicile éloigné du télétravailleur et le siège social ne constitueraient pas des frais professionnels

Dans une autre affaire, l’inspecteur de l’URSSAF avait redressé la société pour les trajets qu’elle avait remboursés à l’un de ses salariés, Directeur commercial, entre son domicile en Isère et le siège social, situé en Loire Atlantique, à près de 800 kilomètres. Il considérait qu’il s’agissait d’une prise en charge de dépenses personnelles du salarié et les avait réintégrées dans l’assiette des cotisations de sécurité sociale.

La société a contesté ce redressement devant la commission de recours amiable puis devant le tribunal judiciaire qui l’ont débouté de ses demandes.

La Cour d’appel de Rennes, dans son arrêt du 9 mars dernier (n°19/05544), refuse également d’exonérer les remboursements des trajets entre le domicile et le siège social, alors même que le contrat de travail mentionnait, manifestement, un télétravail à domicile à temps plein.

Pour ce faire, elle relève que la société « ne démontre pas que le maintien du domicile en Isère après l’embauche ne résulte pas d’une convenance personnelle ». Elle ajoute que la société ne démontre pas non plus que ces frais de trajet « découlent directement de l’exercice d’un télétravail et seraient inhérent à la fonction ou à l’emploi » du salarié.

Elle en conclut que les frais en cause ne s’analysent pas comme des frais de déplacement d’un lieu de travail (qui serait le domicile/lieu d’exécution du télétravail) à un autre (siège social) mais correspondent à des frais de trajet entre le domicile du salarié et son lieu de travail habituel, qui ne font donc pas partie des frais professionnels.

Ce niveau d’exigence et la mention à deux reprises du choix du domicile pour « convenance personnelle », conduit nécessairement à s’interroger sur la question de la prise en charge (avec un coût potentiellement majoré pour l’employeur et un remboursement de fait partiel du salarié, du fait du traitement social et fiscal) ou non (induisant des coûts potentiellement exorbitants pour le collaborateur, même minorés le cas échéant par la prise en charge à 50% en cas d’abonnement à un transport public) de ces frais de déplacement. Interrogation susceptible de constituer là encore un frein important à la fixation par le salarié de son domicile dans une région éloignée du siège social ou de l’établissement au sein duquel il est amené à se rendre périodiquement.

La liberté de fixation du domicile par le salarié devrait continuer à faire l’objet de contentieux multiples et variés aux regards des problématiques posées (en droit du travail, en droit de la sécurité sociale, mais également en matière de fiscalité ou encore d’assurance, notamment en cas de domicile dans un pays étranger) et il convient d’être attentif aux positions que sera certainement amenée à prendre la Cour de cassation dans les prochains mois et prochaines années.

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Par Amandine Cochaud et Pierre-Alexis Dumont, Avocat associé, Cabinet ACTANCE AVOCATS