Les salariés en forfait-jours : la notion de suivi effectif et régulier

Réforme des retraites

Par un arrêt en date du 21 septembre 2022 (n°21-15.114), la Chambre Sociale de la Cour de cassation rappelle une fois de plus que l’accord collectif servant de fondement aux forfait-jours doit instaurer un suivi effectif et régulier de la charge de travail. C’est l’occasion de revenir sur les évolutions jurisprudentielles en la matière qui ne permettent pas toujours d’appréhender convenablement la notion de « suivi effectif ».

Sophie Rey, avocate associée, et Maëlle Lafon, avocate, du cabinet Actance Avocats, reviennent sur cette décision.

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Rappel des termes du débat

Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation relative aux conventions de forfait en jours intervenue depuis 2011[1], selon laquelle toute convention de forfait-jours doit être prévue par un accord collectif (d’entreprise ou de branche) dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires.

En 2012, elle précisait que les stipulations de l’accord collectif devaient être « de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé et donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié »[2].

Cette notion de charge de travail a ensuite été entérinée par le législateur par la loi Travail du 8 août 2016 puisqu’il était désormais demandé à l’employeur de s’assurer « régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail »[3]. De son côté, l’accord collectif devait prévoir les « modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié, ainsi que les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail »[4].

Puis, en 2017, les Hauts Magistrats apportaient une pierre de plus à l’édifice en substituant la notion de « durées maximales de travail » à celle de « durée raisonnable de travail »[5]. La Cour renforçait ainsi le régime du forfait-jours en exigeant que l’amplitude des journées de travail reste raisonnable, et non plus seulement en s’assurant du respect des temps de repos quotidien et hebdomadaire.

Dès lors, est inopposable aux salariés l’accord collectif qui organise le recours aux forfaits jours sans prévoir de suivi effectif et régulier du temps de travail du salarié par sa hiérarchie, permettant ainsi de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable de travail.

Une position de la Cour de cassation qui n’est pas nouvelle…

Il s’agissait en l’espèce d’une salariée, Responsable des dossiers juridiques d’une association, qui avait signé en 2009 une convention individuelle de forfait, en application d’un accord d’entreprise conclu le 17 juin 2002. Cette dernière saisissait, le 29 juillet 2016, le Conseil de prud’hommes afin de solliciter la nullité de son forfait dans le cadre d’une demande en résiliation judiciaire.

La Cour d’appel avait considéré ici que l’accord collectif instaurait des dispositions suffisantes à garantir le respect du droit à la santé du salarié, dans la mesure où il prévoyait que :

  • le nombre de jours travaillés dans l’année est au plus de 217 jours,
  • les salariés concernés doivent veiller à respecter les règles concernant le repos quotidien et le repos hebdomadaire,
  • qu’une demi-journée de travail ne peut être inférieure à deux heures de travail effectif et une journée à six heures,
  • les salariés devront éviter d’effectuer des horaires journaliers et hebdomadaires excessifs que des impératifs exceptionnels ne justifieraient pas,
  • un entretien individuel annuel permettra aux cadres concernés et à la direction de prendre les mesures qui s’imposeront pour rendre la charge de travail plus compatible avec le respect des 217 jours,
  • les jours et demi-journées travaillées seront comptabilisés sur un état hebdomadaire et mensuel tenu à jour par l’intéressé, visé par lui et son supérieur hiérarchique et remis chaque mois à la direction.

La Cour de cassation est d’un autre avis puisqu’elle retient l’insuffisance rédactionnelle de l’accord en considérant que ce dernier n’instituait pas « de suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable ». Elle poursuit en retenant que les dispositions conventionnelles de l’association n’étaient pas « de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé ».

De la même façon qu’aux termes de son arrêt rendu en fin d’année 2021 (accord collectif Crédit Agricole[6]), la Cour de cassation « considère que la charge de travail n’est pas synonyme de durée du travail »[7]. Par conséquent, le fait de prévoir les modalités de décompte des journées et demi-journées travaillées, ainsi que les conditions de contrôle, notamment par le biais d’un dispositif hebdomadaire du respect des règles légales en matière de temps de travail, ne suffit pas à assurer un suivi régulier et surtout effectif, de la charge de travail.

Cet arrêt démontre ainsi que la Cour de cassation n’entend pas diminuer ses exigences quant au niveau de garantie des stipulations conventionnelles relatives à la protection de la santé des salariés en forfait-jours et interroge sur les moyens qui permettraient d’y répondre.

… Mais qui suscite encore aujourd’hui des interrogations quant au degré de précisions de l’accord collectif

Depuis 2017, les Hauts Magistrats font une application rigoureuse, pour ne pas dire sévère, de la notion de suivi effectif et régulier, en invalidant bien souvent les accords collectifs soumis à leur contrôle.

Dès lors, se pose la question de savoir comment atteindre en pratique l’objectif fixé par la Cour de cassation quant à l’effectivité du suivi de la charge de travail. En effet, cette dernière n’aide pas vraiment les rédacteurs à appréhender cette notion de suivi effectif puisqu’elle ne fournit aucune solution concrète[8].

Pour autant, on peut penser que l’objectif poursuivi suppose de déployer deux séries de moyens :

1° Des modalités de décompte du temps de travail, ce qui peut toutefois paraître contraire à l’essence même du forfait-jours.

2°Des mécanismes de régularisation rapide dans les cas où la charge de travail du salarié impose de dépasser une durée raisonnable[9].

Autrement dit, il ne suffit pas, comme le prévoit bon nombre d’accords, de décompter simplement les journées et demi-journées travaillées via un suivi hebdomadaire ; il est nécessaire que l’accord prévoit en complément des moyens qui permettent à l’employeur de prévenir et de remédier à d’éventuelles situations de surcharge de travail du salarié.

L’effectivité d’un suivi régulier impose en pratique de contrôler de façon précise la durée du travail, bien que la Cour de cassation tente de dissocier la notion de charge et de durée du travail.

Pour autant, la charge de travail s’apprécie indéniablement au regard de la durée qui est rendue nécessaire pour effectuer les missions confiées au salarié.

Pour éviter toute difficulté en cas de contentieux, il convient à notre sens de prévoir a minima dans la rédaction de l’accord un dispositif d’alerte de la hiérarchie en cas de difficulté, avec la possibilité de demander un entretien auprès du service des ressources humaines par exemple lorsqu’une éventuelle surcharge est détectée par le salarié. Un tel dispositif a d’ailleurs été validé par les Hauts Magistrats[10].

Ils ont également pu valider très récemment un accord qui prévoyait que « la mission et la charge de travail confiées aux cadres ne devaient pas conduire à imposer un horaire moyen sur l’année supérieur à huit heures de temps de travail effectif par jour »[11]. Cette solution permet de dire que le contrôle de la durée de travail est inévitable pour apprécier la charge de travail.

Compte tenu de l’exigence de la Cour de cassation sur cette question, il convient d’être particulièrement vigilant quant aux moyens mis en place par l’employeur pour assurer le suivi effectif de la charge de travail du salarié.

Nous sommes évidemment à votre disposition pour vous accompagner dans la rédaction de tels accords et envisager les modalités pratiques susceptibles d’être mises en place pour sécuriser au maximum le suivi de vos forfaits.


[1] Cass. soc. 29 juin 2011 n°09-71.107 FS-PBRI ; Cass. soc. 17 janvier 2018 n°16-15.124 F-PB

[2] Cass. soc. 26 septembre 2012, n°11-14.540

[3] C.trav. art. L.3121-60

[4] C.trav. art. L.3121-64

[5] Cass. soc. 5 octobre 2017, n°16-23.106

[6] Cass 13 octobre 2021, n°19-20-561

[7] Note E. Jeansen, JCP E, 2022, n°1162

[8] A. Fabre, Contrôle du temps de travail des salariés en forfait-jours : la fin et les moyens, JCP S, 2021, n°1292

[9] M. Morand, Salariés en forfait-jours : quand les moyens justifient la fin, JCP S, 2022, n°1264

[10] Cass. soc., 8 septembre 2016, n°14-26.256

[11] Cass. soc., 15 déc. 2021, n° 19-18.226

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