Par le biais d’un arrêt en date du 12 juillet 2022 (n°17-24.129), la Chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé les conditions d’application de l’article L.1224-1 du Code du travail qui permet le transfert automatique des contrats de travail des salariés en cas de transfert d’entreprise.
Elle a ainsi mis en lumière l’importance de la reprise, par « l’entreprise entrante », de moyens corporels ou incorporels nécessaires à l’exploitation de « l’entreprise sortante ».
Gladys Aho et Mathias Joste, avocats au sein du cabinet actance, reviennent sur cette décision, qui s’inscrit dans un contentieux en perpétuelle évolution, tant au niveau national qu’européen.
Les faits
La Société Ajaccio Diesel, concessionnaire automobiles, assurait, depuis 1967, la représentation de la marque de voitures IVECO sur le territoire Corse, par le biais d’un contrat de concession. Ce contrat a été résilié par la société IVECO le 31 mai 2011, avec prise d’effet le 31 mai 2013.
Le 30 juillet 2013, la Société Ajaccio Diesel a remis à ses salariés un courrier les informant du fait qu’elle cessait ses activités le lendemain, et qu’ils seraient automatiquement transférés à compter du 1er août 2013 au sein d’un autre concessionnaire d’IVECO, la « Société nouvelle véhicules industriels Corses » (SN VIC), dont le contrat de concession automobiles n’avait pas été résilié.
Suite au refus de la Société SN VIC de se voir transférer les contrats de travail des salariés de la Société Ajaccio Diesel, ces derniers ont saisi le Conseil de prud’hommes d’Ajaccio aux fins de voir dire que la rupture de leur contrat de travail avait produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, et de se voir verser, par la Société Ajaccio Diesel, les indemnités de rupture afférentes.
Par jugement du 18 février 2016, le Conseil de prud’hommes a jugé qu’il n’y avait pas eu de transfert d’activité et que la rupture des contrats de travail était imputable à la Société Ajaccio Diesel qui était demeurée l’employeur des salariés. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel de Bastia le 28 juin 2017. Cette dernière a relevé que, bien que l’une des conditions légales conditionnant l’application de l’article L.1224-1 du Code du travail était remplie (à savoir, l’existence d’une entité économique autonome), tel n’était pas le cas de l’autre condition (à savoir, le maintien de l’identité de l’entreprise et la poursuite de l’activité économique).
Saisie du litige, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la Société Ajaccio Diesel, considérant qu’en « ayant fait ressortir l’absence de reprise de moyens corporels ou incorporels significatifs » de la Société Ajaccio Diesel, la Cour d’appel avait légalement justifié sa décision. Elle a donc considéré, comme les juges du fond, que l’article L.1224-1 du Code du travail n’avait pas vocation à s’appliquer.
Rappel des conditions d’application de l’article L.1224-1 du Code du travail
Dans l’arrêt rendu le 12 juillet 2022, la Cour de cassation a explicitement rappelé les conditions d’application de l’article L.1224-1 du Code du travail, en précisant que :
« L’article L. 1224-1 du Code du travail, interprété à la lumière de la Directive n° 2001/23/CE du 12 mars 2001, ne s’applique qu’en cas de (1) transfert d’une entité économique autonome qui (2) conserve son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise.
Constitue une entité économique autonome un ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels ou incorporels poursuivant un objectif économique propre.
Le transfert d’une telle entité ne s’opère que si des moyens corporels ou incorporels significatifs et nécessaires à l’exploitation de l’entité sont repris, directement ou indirectement, par un autre exploitant ».
La Cour de cassation continue donc de faire primer le transfert d’éléments d’actifs au repreneur de l’activité pour caractériser l’application de l’article L.1224-1 du Code du travail : la reprise, par l’entreprise « entrante », de moyens corporels (bâtiments, ateliers, terrains, équipements, matériel, stock, outillage…) et incorporels (clientèle, marque, droit au bail…) significatifs de l’entreprise « sortante » est une condition essentielle au transfert automatique des contrats de travail des salariés affectés à l’activité (Voir notamment : Cass. soc., 17 juin 2009, n°08-42.615).
Le transfert des contrats de travail a ainsi pu être reconnu dans le cas où tous les moyens mobiliers et immobiliers nécessaires à l’exploitation d’un service de remontées mécaniques avaient été transmis au nouveau concessionnaire (Cass. soc., 9 novembre 2005, n°03-47.188).
À l’inverse, la Cour de cassation a refusé d’appliquer les dispositions de l’article L.1224-1 du Code du travail dans les situations suivantes :
- L’entreprise « entrante » récupérant l’activité visant à assurer le transport du personnel d’une entreprise exploitant une raffinerie assurait le transport des salariés avec ses propres cars (Cass. soc., 12 décembre 1990, n°85-41.924) ;
- L’entreprise « entrante » sur le marché de transport de passagers et de personnes handicapées au sein d’un aéroport avait repris à son service des salariés auparavant employés par l’entreprise « sortante » mais n’avait pas repris de cette dernière des éléments d’actifs se rattachant à l’exploitation du marché (Cass. soc., 21 décembre 2006, n°05-42.389).
Au regard des exigences de la Cour de cassation, il est manifeste que la perte d’un contrat de concession n’entraîne donc pas, en elle-même, le transfert, au concessionnaire concurrent, des contrats de travail. Il a d’ailleurs pu être jugé, en matière de perte d’un marché, que le seul fait que le prestataire ait perdu le marché conclu pour assurer la promotion des produits d’une entreprise n’établit pas en lui-même qu’une entité économique pourvue d’autonomie est reprise (Cass. soc., 15 janvier 2003, n° 00-46.416 ; Cass. soc., 20 décembre 2006, n°04-19.829 ; Cass. soc., 27 janvier 2009, n°07-44.241).
La Société Ajaccio Diesel ne pouvait donc se prévaloir du transfert automatique des contrats de travail de ses salariés auprès de la Société SN VIC, en l’absence de reprise, par cette société, de moyens corporels ou incorporels significatifs et nécessaires à l’exploitation de l’activité. La Société Ajaccio Diesel a en effet, comme le relève la Cour de cassation, poursuivi son activité après la date de résiliation du contrat de distribution, ce qui implique la conservation de moyens corporels et incorporels significatifs.
Vers une évolution de la ligne jurisprudentielle française ?
Dans l’arrêt rendu le 12 juillet 2022, la Cour de cassation applique strictement la position des juges français qui tend à conditionner l’application de l’article L.1224-1 du Code du travail au transfert de moyens d’exploitation nécessaires au fonctionnement de l’activité (voir notamment Cass. soc., 8 février 1994, n°91-43.596 ; Cass. soc., 21 mai 2014, n°13-18.539).
La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) semble cependant adopter une analyse plus extensive des conditions d’application du transfert automatique des contrats de travail : interprétant la directive 2001/23 dite « transfert », elle considère que l’importance respective à accorder aux différents critères de l’existence d’un transfert varie nécessairement en fonction de l’activité exercée, voire des méthodes de production ou d’exploitation utilisées dans l’entreprise, dans l’établissement ou dans la partie d’établissement en cause (CJUE, 26 nov. 2015, aff. C-509/14, Aira Pascual et Algeposa Terminales Ferroviarios, pt 34).
Elle juge donc que dans certains secteurs d’activité reposant essentiellement sur la main-d’œuvre ou nécessitant des moyens corporels importants, la présence cumulative de ces deux éléments n’est pas toujours nécessaire à la réalisation du transfert (CJCE, 11 mars 1997, aff. 13/95 ; CJCE, 10 décembre 1998, aff. 127/96, 229/96 et 74/97).
Dans un arrêt du 27 février 2020 (CJUE, 27 févr. 2020, aff. C-298/18, Grafe et Pohle), la CJUE a ainsi reconnu le transfert automatique des contrats de travail dans le cadre d’une activité de transport par autobus, en l’absence de transfert au repreneur de moyens corporels, c’est-à-dire sans reprise des autobus. Elle a ainsi souligné qu’en présence de contraintes juridiques, environnementales ou techniques, l’absence de transfert de moyens d’exploitation qui en résulte ne fait pas nécessairement obstacle au maintien de l’identité de l’entité en cause et à la qualification de la reprise de l’activité concernée comme transfert d’entreprise.
La jurisprudence européenne retient donc une interprétation davantage basée sur un critère économique que les juges français : dès lors qu’une activité est transférée, les salariés qui l’opèrent ont vocation à suivre cette activité et à être repris par l’entreprise « entrante », peu important que le nouvel opérateur exploite le contrat avec ses propres moyens corporels et incorporels sans reprise de moyens significatifs du « cédant ».
Ce courant, qui place au centre du transfert la continuité de l’activité économique, pourrait parvenir en France et influencer les solutions rendues par les juridictions dans les prochaines années.
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