La liberté d’expression sous protection rapprochée de la chambre sociale de la Cour de cassation

Une lecture attentive des arrêts rendus ces derniers mois par la chambre sociale de la Cour de cassation fait apparaitre une récurrence des décisions de principes rendues sur la liberté d’expression, dont l’usage ne peut, sauf abus, être sanctionné.

 Aymeric de Lamarzelle et Robin Delbé, avocat associé et collaborateur au sein du cabinet Actance reviennent sur les arrêts les plus récents en la matière, l’occasion afin, d’une part, de rappeler les contours de la liberté d’expression et son impact dans les relations de travail, d’autre part, d’inviter les employeurs à la prudence dans les procédures de licenciement s’appuyant sur un ou plusieurs griefs relevant d’une telle protection.

1- LE CONTROLE RENFORCE DE LA COUR DE CASSATION SUR L’APPRECIATION DE L’ABUS DE LA LIBERTE D’EXPRESSION

Il ressort des nombreuses jurisprudences rendues cette année sur ce sujet, un contrôle renforcée de la chambre sociale qui manifeste, par cette récurrence d’arrêts de principe, un souhait affiché de préserver la liberté d’expression et d’encadrer les éventuels abus qui pourraient être sanctionnés.

Afin de dresser une synthèse de cette jurisprudence de plus de 27 arrêts rendus en ce sens par la chambre sociale en 2022, deux arrêts illustrant la reconnaissance d’un abus et deux écartant tout abus ont été retenus.

  • Illustrations de la reconnaissance d’un abus de la liberté d’expression :
  • Les propos ironiques tenus de manière réitérée par un salarié présentent un caractère excessif et constituent un abus de la liberté d’expression (Cass. soc., 7 décembre 2022, n° 21-19.280)

Relevons que dans ce litige, la société reprochait au salarié une faute grave pour avoir dit à son supérieur que son attitude et ses propos étaient « bidon de chez bidon ». Le salarié à son tour, soutenait que ce jour-là, il ne faisait que répondre à une menace de sanction parfaitement injustifiée, constitutive de harcèlement moral et caractérisant une provocation à laquelle il ne faisait que répondre ; de sorte que ces propos dans ce contexte, ne pouvait caractériser une quelconque insubordination ni un abus du salarié de sa liberté d’expression.

  • Les propos diffamatoires justifient un licenciement disciplinaire lorsqu’ils créent un trouble caractérisé à l’image de l’entreprise. (Cass. soc. 15-6-2022 n° 21-10.572 F-D)

Dans ce litige, une salariée d’une entreprise de carrosserie avait été licenciée pour faute grave pour avoir affirmé à l’un de ses collègues, en présence de deux de ses amis, que leur employeur avait indiqué qu’il serait « le plus mauvais peintre qu’ils avaient pu avoir dans l’entreprise ». La salariée contestait son licenciement au motif que ces faits étaient tirés de sa vie personnelle et relevaient de sa liberté d’expression.

La Cour de cassation a considéré que la Cour d’appel relevant que l’affirmation publique selon laquelle l’employeur aurait tenu de tels propos constituait un dénigrement, a fait ressortir le caractère diffamatoire de ces propos et a pu en déduire que la salariée avait abusé de sa liberté d’expression.

  • Illustrations rejetant le caractère abusif de la liberté d’expression du salarié
  • L’expression publique d’un désaccord avec l’employeur en des termes qui ne sont ni injurieux, ni diffamatoires ou excessifs, ne caractérise pas un abus dans la liberté d’expression du salarié (Cass. soc., 28 septembre 2022, n° 20-21.499) que :

Il sera relevé que dans ce litige, le Salarié avait déclaré devant l’ensemble de ses collègues qu’il contestait les choix de la direction et refusait d’accompagner celle-ci dans la mise en œuvre de la nouvelle organisation proposée.

Il en résulte que l’abus n’est caractérisé que lorsque les termes formulés par le salarié sont injurieux, diffamatoires ou excessifs. Il s’apprécie notamment au regard de la teneur des propos, de leur degré de diffusion, des fonctions exercées par le salarié et de l’activité de l’entreprise.

  • La critique des valeurs de l’entreprise entre donc bien dans le champ de la liberté d’expression au même titre que la possibilité pour le salarié d’exprimer une opinion et de tenir des propos sur l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise, dès lors que la critique n’est pas abusive. (Cass. soc., 9 novembre 2022, n° 21-15.208)

Dans ce litige, le salarié assurant des fonctions de direction avait été licencié notamment pour ne pas avoir adhéré et avoir critiqué la « culture de l’apéro » de l’entreprise.

Elle rappelle qu’il résulte de ces textes que sauf abus caractérisé par des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. Elle considère que le licenciement doit être déclaré nul.

2- CETTE TENDANCE JUDICIAIRE EST L’OCCASION DE RAPPELER QUE :

  • Le licenciement pour un motif lié à l’exercice non abusif par un salarié de sa liberté d’expression est nul. Notons que la cour de cassation est venue expressément reconnaitre ce point pour la première fois en 2022(Cass. soc., 16 févr. 2022, n° 19-17.871, n° 360 FS – B). Rappelons à ce titre que la sanction d’un licenciement est la réintégration du collaborateur si celle-ci est sollicitée par ce dernier.
  • les salariés bénéficient, en application de l’article L. 2281-1 du code du travail, d’une liberté d’expression directe et collective en lien avec leur travail sauf abus, tout comme cela est le cas pour la liberté d’expression individuelle (Cass. soc., 21 sept. 2022, n° 21-13.045, FS – B) ;
  • Le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement, quand bien même les autres motifs de licenciement seraient valables et établis (Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-16.060, n° 784 FS – B).

Il sera souligné à ce titre que :

  • Hors demande de nullité du licenciement, la rupture peut être jugée légitime, même si l’un des motifs est jugé non réel ni sérieux (Cass. soc. 12-1-2005 n° 02-47.323 F-D).
  • En matière de nullité pour violation de la liberté d’expression, la Haute Juridiction applique le principe du « motif contaminant » qui, selon l’avocate générale à la Cour de cassation, Madame Sylvaine LAULOM, « veut que, lorsque l’illicéité d’un motif rend le licenciement nul, celui-ci « contamine » les autres motifs qui ne pourront justifier le licenciement »

Ainsi, en présence d’un motif justifiant la nullité du licenciement, les juges du fond n’ont pas à examiner les autres griefs articulés par l’employeur, et ce même s’ils auraient été susceptibles de constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement.

  • Depuis 2022, preuve à nouveau de l’importance accordée à la liberté d’expression tant par le législateur que par la Cour de cassation, le lanceur d’alerte bénéficie d’une protection.

Il sera souligné à ce titre que :

  • L’article L.1132-3-3 du Code du travail prévoit dorénavant (depuis la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte) que :

« Aucune personne ayant témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont elle a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ou ayant relaté de tels faits ne peut faire l’objet des mesures mentionnées à l’article L. 1121-2. »

  • La Cour de cassation était d’ores et déjà venue préciser cette protection en précisant que :

« En raison de l’atteinte qu’il porte à la liberté d’expression, en particulier au droit pour les salariés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, le licenciement d’un salarié prononcé pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui, s’ils étaient établis, seraient de nature à caractériser des infractions pénales ou des manquements à des obligations déontologiques prévues par la loi ou le règlement, est frappé de nullité. » (Cass soc, 19 janvier 2022, n° 20-10.057)

En définitive, un employeur ne peut rompre le contrat de travail d’un salarié pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce et non de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis.

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